Chapitre VIII
Radjak contemplait avec satisfaction la grande salle du château de Pendarmor où se déroulait le festin. Comme il l’avait prévu, la rapidité de sa manœuvre avait pris ses adversaires totalement au dépourvu. Un premier peloton de cavalerie avait pénétré dans la cité avant même que l’ordre soit donné de fermer les portes de la ville. La seule résistance avait été celle du donjon mais un seul assaut avait balayé les défenseurs trop peu nombreux.
Maître de la place, il avait contraint le petit personnel à préparer un repas grandiose. Un serviteur découpait sans trêve de larges tranches de viande encore saignante. Sitôt posés sur les tables, les plats étaient vidés par les convives affamés. Le vin coulait à flot, illuminant de vermillon les trognes aux traits grossiers.
Les divers chefs de tribu s’étaient groupés autour de Radjak. Ce dernier avait su les regrouper et les unir alors que quatre ans auparavant ils se combattaient furieusement. Cela lui avait demandé beaucoup de diplomatie mais aussi de fermeté. Il n’avait pas hésité à massacrer une petite tribu qui refusait de se plier à ses ordres. Le plus difficile avait été d’apprendre aux différents groupes à manœuvrer ensemble avec discipline et à ne pas se conduire comme ces fous de chevaliers de Fréquor qui ne songeaient qu’à charger. Maintenant, lui et son général Zak avaient les troupes bien en main.
Amusé, il regardait son alchimiste Merchak qui ne pouvait s’interdire de pincer les fesses des serveuses qui passaient à sa portée. Il fallait bien lui passer ses petites fantaisies car il était souvent de bon conseil. Il ne regrettait pas de s’être attaché ce curieux personnage venu trois ans plus tôt à sa cour.
Certains convives, l’estomac plein, commençaient à poursuivre les servantes pour les entraîner dans les recoins sombres d’où s’élevaient de minimes protestations et des halètements rauques. Les malheureuses savaient que mieux valait céder aux vainqueurs plutôt que d’avoir la gorge tranchée.
Radjak déplia son immense carcasse pour se lever.
— Continuez à faire ripaille, mes amis, mais soyez prêts à partir demain matin.
— Pourquoi nous presser ? objecta Katlo, le chef de la tribu des Buffles.
Il était petit, trapu, avec un cou large et puissant et une figure ronde que l’abondance du vin avait rendue rubiconde.
— Mes hommes n’ont pas fini de piller la ville et il reste nombre de femmes qui n’ont pas encore été violées.
Un grondement sortit de la poitrine de Radjak.
— Nous partirons avec ou sans toi, Katlo. Je vous ai expliqué que nous ne menons pas un simple raid de pillage comme les autres fois mais une guerre totale qui doit nous permettre de prendre le contrôle complet de ce royaume. Nous ne devons pas laisser au roi le temps de se réorganiser et il est nécessaire de marcher le plus rapidement possible sur Fréquor, la capitale. Là-bas, le butin sera encore plus riche que dans ce misérable château.
La perspective de nouvelles rapines stimula l’imagination des Godommes.
— Nous serons avec toi, Radjak.
Ce dernier se retira sous les acclamations de ses hommes. Il gravit le grand escalier de pierre pour gagner le premier étage. Sans hésiter, il pénétra dans les appartements de la reine. Cette dernière était assise dans un fauteuil à haut dossier en compagnie de deux suivantes.
— Vous, sortez ou je vous étripe, ordonna Radjak aux filles.
Elles regardèrent d’un air terrorisé leur maîtresse qui leur fit signe d’obéir. Restée seule, la reine dit d’une voix sèche :
— Que signifie cette intrusion ?
Le Csar la dévisagea longuement avant de lancer :
— Déshabillez-vous !
— Jamais !
Un mauvais sourire apparut sur les grosses lèvres du Godomme.
— Lorsque je rencontrerai Johannès, juste avant de le tuer, je veux pouvoir lui dire que j’ai profité des charmes de son épouse.
— Je préfère mourir immédiatement.
— Soit ! Mais ce sera de très désagréable manière. Si vous refusez de m’obéir, je vous livre à tous les hommes qui font bombance en ce moment dans la grande salle avec ordre d’user de vous autant qu’il leur plaira.
— Vous êtes ignoble !
— À vous de décider, ricana-t-il.
La reine se leva lentement. Elle portait une longue robe bleue légèrement cintrée à la taille. D’une main agitée d’un fort tremblement, elle commença à dénouer les attaches des épaules. Le tissu glissa lentement dévoilant une poitrine généreuse mais encore ferme.
Lorsque la robe tomba à ses pieds, elle resta immobile, les joues rouges de honte mais le regard haineux. Radjak la regarda ironiquement un long moment en disant :
— C’est moins mal que je ne le craignais.
D’un mouvement ferme, il la poussa vers le lit proche jusqu’à ce qu’elle y tombe à la renverse. Aussitôt, il s’abattit sur elle. La reine poussa une plainte quand il la pénétra brutalement. Pendant de trop longues minutes, elle subit la fièvre érotique de son agresseur, étouffée par son poids et l’odeur de graisse rance de sa chevelure.
Quand il se releva enfin, elle resta immobile comprimant les sanglots prêts à jaillir de sa gorge.
— Ce n’était guère fameux. Mes esclaves savent me donner plus de plaisir. Enfin, nous n’aurons pas le loisir de recommencer dans l’immédiat car je pars demain. Je vous ferai venir lorsque j’aurai pris Fréquor et ceint la couronne. Qui sait même si je ne vous épouserai pas pour affirmer ma légitimité. Il faudra alors vous montrer plus compréhensive. Si besoin, je vous fouetterai jusqu’à ce que vous vous pliiez à tous mes caprices. Ils sont nombreux mais je sais que vous finirez par trouver que certains ne sont pas désagréables.
Ce n’est qu’après le départ de Radjak de la chambre que la reine laissa couler ses larmes.
*
* *
Deux hommes pénétrèrent dans la chambre de Merchak. Ils n’eurent qu’un regard rapide sur le corps dénudé de la fille allongée à plat ventre sur le lit. De grandes zébrures rouges marquaient son épiderme. Le sorcier était assis sur un tabouret, la mine renfrognée.
— Messire, dit l’un des hommes, voici ce que vous nous aviez demandé.
Il tendit un petit sac de toile, en précisant :
— Selon vos instructions, nous avons retiré le petit caillou collé contre l’os au sommet du front des cadavres des chevaliers. Nous vous les apportons.
Merchak vida le sac dans sa main recueillant une grande quantité de petites pierres grisâtres. Il en pressa une entre le pouce et l’index. Elle s’effrita avec une facilité dérisoire.
— Ces pierres sont aussi mortes que leur propriétaire, ragea-t-il. Je vous avais demandé des cristaux et vous m’apportez du sable.
— Nous avons suivi vos instructions, monseigneur.
— Il fallait les prendre sur des vivants.
— C’était difficile, ils étaient tous morts depuis un bon bout de temps.
Après une hésitation, l’homme ajouta :
— Nous avons beaucoup travaillé et vous nous aviez promis…
Merchak eut la tentation de les jeter dehors mais il se ravisa et puisa deux pièces d’or dans sa bourse.
— La prochaine fois, amenez-moi un corps encore un peu vivant et vous en aurez le double.
Il resta un long moment songeur. Depuis plus d’un an, il voulait percer le secret de ces cristaux que les moines gardaient jalousement. En les utilisant correctement, il devinait qu’ils pouvaient apporter plus que force et réflexe. Qui sait même s’ils ne permettraient pas de décupler les facultés intellectuelles et même de prolonger la vie. Pour cela, il fallait patienter et conquérir la totalité de ce royaume où les cristaux étaient produits.
— Pousse-toi, grinça-t-il à son esclave. Ce soir, j’ai besoin de dormir.
*
* *
Le lendemain matin, Radjak dévorait son déjeuner en compagnie de son alchimiste, servi par ses deux esclaves, quand Zak, son général, pénétra dans la chambre. Il arborait une mine contrariée.
— Cette nuit, des hommes sont arrivés au château, porteurs de fâcheuses nouvelles. C’étaient des soldats de Xino que nous avions chargé d’éliminer la piétaille royale. D’après les récits entendus, Xino a été tué au début de l’engagement par un curieux chevalier portant une étoile sur son bouclier.
— Je le ferai brûler vif, tempêta Radjak. Ensuite ?
— La troupe royale a écrasé nos hommes.
— Comment cela a-t-il pu arriver ? Ils étaient deux fois plus nombreux.
— Pour une fois, les hommes du roi étaient bien commandés et ils ont réussi une manœuvre d’encerclement.
— Ce doit être Henri la main morte qui les dirigeait, intervint Merchak. Il m’avait bien semblé voir sa bannière. Il est plus intelligent que les autres.
— Cela ne le fera pas échapper au châtiment que je lui réserve, grogna le Csar. Xino a été très imprudent de sous-estimer son adversaire. Il a mérité sa mort ! Les pertes de l’infanterie ennemie ont-elles été importantes ?
— Nous l’ignorons mais il ne le semble pas.
— C’est désagréable car il va rejoindre le roi et l’aider à réorganiser son armée. Nous ne laisserons ici qu’une petite garnison car j’ai besoin de tous les hommes disponibles pour livrer la bataille devant Fréquor si Johannès veut encore nous défier. À moins qu’il ne se retranche dans son château qu’il faudra alors prendre d’assaut. Dans les deux cas, je dois maintenir mes forces groupées.
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* *
L’aube trouva trois hommes accroupis autour d’un maigre feu sur lequel un gros oiseau rôtissait. Aux premières lueurs du jour, Yvain avait entendu la bestiole glousser et il avait eu la chance de l’abattre d’une flèche.
— Vous êtes très adroit, le complimenta de Gallas.
— Mon maître d’armes assurait qu’il fallait connaître toutes les formes de combat. De plus, j’ai souvent chassé dans les bois qui entourent le château de mon père.
Xil promu au rang de cuisinier les appela pour débuter le repas. Avec son poignard, il découpa les ailes et les cuisses.
— Moi, soupira Paul, j’ai toujours vécu à la cour du roi. J’étais un compagnon de jeux du dauphin Karlus. C’est à sa demande que j’ai suivi l’armée royale. Le dauphin voulait que je lui rapporte tous les événements de cette campagne.
Avec un rire discret, il conclut :
— J’ai failli être un bien mauvais chroniqueur.
Le rôti n’était guère fameux, bien dur, brûlé à l’extérieur et cru à l’intérieur.
— Je ne t’engagerai pas comme cuisinier, ironisa de Gallas.
Xil, vexé, bougonna :
— Dans ma ferme, je nourrissais les cochons, pas les seigneurs. Ce sont les femmes qui faisaient la cuisine.
D’un geste impérieux, Yvain lui imposa le silence. Vivement, il recouvrit de terre le feu.
— Que vous arrive-t-il, chuchota de Gallas ?
— Une troupe de cavaliers approche.
De fait, une minute plus tard, le bruit des sabots des dalkas fut nettement perceptible. Les trois hommes se glissèrent en silence dans les broussailles jusqu’à découvrir un chemin de terre. L’armée des Godommes avançait, fort bien rangée. Les cavaliers chevauchaient en colonne par quatre, groupés en escadrons. Les hommes d’armes suivaient, également bien groupés.
— J’ai compté trois cents cavaliers, murmura de Gallas mais je n’ai pas vu la bannière de Radjak.
L’explication ne tarda guère. Après un quart d’heure de silence, une nouvelle troupe apparut, tout aussi bien rangée mais plus nombreuse, encadrant le Csar et son état-major. Elle était suivie par des chariots portant le ravitaillement et traînant du bétail, fruit des rapines de Pendarmor.
— Jamais je n’aurais cru que Radjak pouvait rassembler une armée aussi importante.
— Vous noterez aussi la parfaite disposition des troupes. Il a su inculquer à ces sauvages une discipline qui fait défaut aux nôtres.
— C’est à peine croyable. Ils prennent sans nul doute la direction de Fréquor. J’espère que le connétable aura le temps de rassembler une autre armée. Nous devrions tenter de les devancer pour avertir le roi.
— Nous n’y parviendrons pas. Il n’y a qu’une route qui mène à Fréquor. C’est celle que prend l’armée godomme. Il faudrait faire un large détour qui nous retarderait trop.
— Nous n’allons pas rester éternellement ici !
— Un peu de patience. Nous marcherons dès la nuit tombée. Je ne vous cache pas que j’aimerais savoir ce qu’il est advenu du château de mon père. En attendant, essayez de dormir.
*
* *
Les rayons du soleil couchant coloraient de rouge les murs du château d’Escarlat. Arkon, le chef de la tribu des Aigles, dissimulé avec sa troupe dans la forêt, examinait la position.
— Les remparts ne sont guère élevés et ils n’ont pas fermé la porte.
— Il est évident qu’ils pensent que la guerre se déroule au loin et que leur roi les protège, ricana Komo, un des lieutenants de la tribu.
— Donne l’ordre aux cavaliers de se préparer, dit Arkon. Nous devons profiter du soleil couchant qui est dans notre dos et qui éblouira d’éventuels guetteurs. J’offre une prime de dix dalkas au guerrier qui arrivera le premier avant que la herse soit retombée.
Deux minutes plus tard, le premier escadron de cavaliers s’élança au grand galop bientôt suivi d’un deuxième commandé par Arkon. La surprise joua pleinement en faveur des agresseurs. Des cris de frayeur s’élevèrent vite des maisons entourant le castel.
Dans la cour, il n’y avait que quatre hommes d’armes près de la poterne. Ils passèrent de vie à trépas avant d’avoir réalisé la situation. Maintenant, de nombreux cavaliers avaient envahi la cour, semant la terreur et les cadavres.
Enfin, Arkon reprit sa troupe en main, songeant qu’il était inutile de massacrer de simples serviteurs qui lui seraient utiles ultérieurement ne serait-ce que pour assurer son confort. Il était un guerrier féroce, solidement charpenté, capable de chevaucher des jours entiers sans boire ni manger, mais pendant les périodes de trêve, il aimait profiter des biens matériels même mal acquis.
Il fut surpris d’entendre les siens se battre encore à l’extérieur. Il n’y avait que des paysans autour de la muraille. Une contre-offensive de l’armée royale ? Non, ce n’était pas possible, pas après leur défaite. Il appela Komo pour un rapport immédiat.
Un drame se déroulait à l’extérieur. En entendant les bruits de la cavalcade, Cartignac était sorti, l’épée à la main. En voyant les Godommes pénétrer dans le château, il comprit immédiatement que la défaite était consommée et toute résistance inutile. Des larmes montèrent à ses yeux en voyant perdu un lieu où il avait passé dix-sept ans de son existence. Lucidement, il analysa la situation. Fuir, il en aurait peut-être le temps mais pour aller où ? Son passé lui revenait en mémoire. Son arrivée dans ce domaine après des années d’errance marquées d’épisodes sanglants, l’accueil chaleureux du baron et sa promesse d’inculquer à Yvain tout son savoir. Si les Godommes étaient ici, cela signifiait que le roi avait été vaincu. Le vieux eut une pensée pour son élève. Il espérait qu’il avait survécu au combat. Lui, il prit la décision de mourir ici. Il se sentait trop vieux pour recommencer une existence de fugitif à la recherche d’un abri éphémère. Toute vie doit se terminer un jour, songea-t-il. Pour lui ce jour était arrivé. L’Être suprême en avait décidé ainsi.
Un groupe d’une dizaine de Godommes approchait. À sa tête, marchait un gros sergent aux joues écarlates. Cartignac leva son épée en direction du chef et cria son défi :
— Ark diela mojit !
Le groupe resta un instant interdit en entendant le vieil homme parler leur langue. La colère déforma le visage rugueux du sergent qui se précipita sur Cartignac. Son cimeterre décrivit un arc de cercle en direction de la tête du vieux et il hurla en mauvais Fréquor :
— Moi couper…
Il ne put achever sa phrase. Son fer fut brutalement écarté et un revers lui sectionna la gorge d’une oreille à l’autre. Les deux gardes qui le suivaient subirent le même sort cinq secondes plus tard.
— Vengeance ! À mort ! crièrent les Godommes.
Leur attaque fut méthodique et conjuguée. Toutefois, elle échoua. Le vieux semblait avoir les pieds rivés dans le sol mais chaque coup était paré par une lame qui semblait être partout à la fois. Par instant, avec la rapidité d’un serpent attaquant sa proie, le vieux étendait le bras. La pointe déchirait une gorge et revenait aussitôt en ligne. Plusieurs minutes s’écoulèrent et il ne resta plus qu’un Godomme qui se recula en hurlant :
— À l’aide ! C’est le démon…
Par malheur, ses cris furent entendus par un groupe qui sortait d’une maison en traînant une fille par les cheveux. Laissant leur proie qui en profita pour s’enfuir en courant, ils arrivèrent à l’instant où leur camarade s’écroulait frappé à mort. Le combat reprit, féroce mais trop inégal. Pour ne pas être pris à revers, Cartignac recula pas à pas pour s’adosser au mur de sa cabane. Sa respiration se faisait haletante, son épée plus lourde pour un bras qui perdait de sa vitesse. Son pourpoint était déchiré par endroit, laissant apparaître de sanglantes estafilades. Les rayons du soleil jouaient dans sa chevelure blanche lui donnant un aspect flamboyant comme un ange exterminateur.
Plusieurs Godommes s’effondrèrent encore et les assaillants devaient piétiner les corps des morts pour pouvoir approcher. La résistance du vieux faiblissait. Profitant de ce que deux hommes écartaient la lame maudite, un troisième parvint à enfoncer son épée dans le torse de Cartignac qui s’immobilisa un instant. Bien qu’agonisant, il trouva encore la force de saisir son poignard et de le plonger dans le ventre de son assassin. Les deux adversaires restèrent un instant face à face puis s’écroulèrent en même temps.
Arkon venu aux nouvelles se pencha vers le vieux qui murmura dans un flot de sang :
— Goddom… paljalt…
— Oui, répondit Arkon, tu es mort en grand guerrier. Ton corps sera brûlé et j’égorgerai deux dalkas sur le brasier pour qu’ils t’accompagnent dans tes chasses. Repose en paix.